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Boris Rebetez - “Anticipation”, Kunstmuseum Solothurn, 2010

Pierre Tillet

Deux histoires modernes
À propos des rapports entre art et architecture dans l’œuvre de Boris Rebetez , Avril 2010



« S’approprier une chose n’a, au fond, pas d’autre signification que de rendre manifeste et évidente la grandeur de ma volonté par rapport à la chose, de montrer que celle-ci n’existe pas en soi et pour soi, qu’elle n’a pas de finalité propre. Cette manifestation consiste en ceci que je confère à la chose un but différent de celui qu’elle avait immédiatement. » G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit ou droit naturel et science de l’État en abrégé, traduction R. Derathé, Paris, Vrin, 1986, p. 102, addition au paragraphe 44.

Depuis la fin des années 90, l’œuvre de Boris Rebetez remet en question les rapports de l’architecture à l’art en termes de domination de l’une par rapport à l’autre. Se définissant comme un « observateur de l’architecture », qu’il « utilise comme un habitant, mais aussi qu’il subit » (1), il ne cesse d’interroger son esthétique, ses usages, sa fonction sociale et politique à partir du champ qui lui est propre, dans lequel le dessin s’articule au collage photographique et à la sculpture. Le modernisme et ses principales composantes (rationalisme et fonctionnalisme) constituent son principal terrain d’investigation, sans exclure un intérêt pour le paysage ou le site, voire pour un certain moment de l’histoire de la peinture – le Quattrocento comme période de l’émergence de la perspective ainsi que du statut de l’architecte. L’œuvre de Boris Rebetez se démarque du réductionnisme promu par Clement Greenberg dans ses textes les plus célèbres à propos de la sculpture. D’après Greenberg, « La maladie actuelle de la sculpture moderniste, c’est la préciosité […]. Elle exprime en général la peur que l’œuvre n’affirme pas assez son identité en tant qu’œuvre d’art et qu’on la confonde avec un objet utilitaire ou purement arbitraire » (2). Afin d’éviter toute ambiguïté en sculpture, afin que le sculptural ne soit que le sculptural, la « nouvelle sculpture » (3) doit s’éloigner de la compacité, pour « faire l’objet d’un traitement plan et linéaire » (4). Elle ne doit pas se retrouver « sous la coupe de l’architecture » (5). Le sculpteur à la tâche de « réduire toute matière à deux dimensions, à des lignes et des surfaces qui définissent ou circonscrivent l’espace, mais l’occupent à peine ». Bref, il a la quasi obligation de « rendre la substance exclusivement optique » (6). Son œuvre doit offrir « un minimum de surface tactile » afin d’éviter tout illusionnisme et elle ne doit avoir « que son propre poids à porter ». « Elle n’a pas besoin, comme un tableau, d’être quelque chose ; elle n’existe que par et pour elle-même, littéralement et conceptuellement » (7). Bien avant Greenberg, Walter Gropius défendait une conception opposée du statut de l’œuvre et de son rapport à l’espace d’exposition. « Aujourd’hui, l’œuvre d’art […] sert d’article de luxe dans les salons de la bourgeoisie fortunée. […] C’est pourquoi les anciennes expositions d’art de salon doivent être remplacées par des présentations artistiques itinérantes dans des cahutes bariolées et démontables, ou sous des chapiteaux, où ne se trouveraient pas seulement des tableaux et des sculptures, mais aussi des maquettes d’architecture à petite et grande échelle, des enregistrements stéréo et des représentations cinématographiques. Les expositions d’art auront à l’avenir pour mission de montrer la peinture et la sculpture dans le contexte de l’architecture, de redonner vie au sens initial des arts plastiques qui est d’avoir une fonction dans la construction. » (8) Pratiquement à la même époque, Malevitch était à la recherche d’un nouveau système plastique architectural, qui s’est traduit dans ce qu’il a appelé les « objets-volumo-suprématistes » ou Architectones (des pièces moulées en plâtre) (9). Il envisageait alors une procédure formelle menant de la droite volumique à l’élément formant, puis à une totalité architectonique. Dans cette perspective, visant à la réalisation de Thèmes pour des monuments architecturaux, Malevitch rattachait la mise en œuvre de la forme à « son élaboration collective à laquelle travaillent non seulement des architectes, mais également des artistes ». Ainsi, deux conceptions de la modernité – très éloignées temporellement – semblent s’opposer. Pour Greenberg, le réductionnisme consiste en une autopurification de chaque médium dont la finalité est « de renoncer au monde de l’expérience commune » (10). Tout choix esthétique, plastique, formel ou matériel susceptible d’aller à l’encontre du processus d’autopurification entraînerait une perte de la valeur intrinsèque de l’art au profit du non-art. Selon Gropius ou Malevitch, quelles que soient les différences entre ces derniers, les connexions entre la sculpture et l’architecture (auxquels on pourrait ajouter la musique, le cinéma, la peinture, etc.) participent de l’émergence d’un nouvel art au service du plus grand nombre. À ces références indispensables pour saisir certains enjeux du modernisme, il faut ajouter la prise en compte de la scène artistique des trente dernières années et de ses enjeux théoriques. Parmi ceux-ci, on n’en retiendra qu’un seul : la critique du white cube et de son idéologie. Ainsi Brian O’Doherty notait en 1976 : « Aujourd’hui, nous avons atteint un point où ce n’est pas l’art que nous voyons d’abord, mais l’espace (nous répandre sur l’espace en entrant dans une galerie est un cliché de notre temps). L’image qui vient à l’esprit est celle d’un espace blanc, idéal, qui mieux que n’importe quel tableau [ou sculpture – ndr] pourrait bien constituer l’archétype de l’art du XXe siècle ». (11) La même année, Daniel Buren expliquait : « Dans la plupart des lieux où l’on montre des œuvres d’art, qui, comme nous l’avons vu, sont en majorité des cubes blancs, on essaie de dissimuler les problèmes posés par l’architecture afin de renforcer (artificiellement) le triomphe d’un art bourgeois qui, ainsi valorisé, peut s’affirmer ‘‘librement’’ à l’intérieur du nid douillet qui l’abrite. » (12) C’est dans l’ensemble discontinu de ces réflexions que peut se découvrir un sens spécifique du travail de Boris Rebetez, lequel tend davantage vers les prises de position de Gropius, Malevitch, O’Doherty ou Buren que vers l'analyse de Greenberg. Ainsi, Grand Hall (2010) (13), la première œuvre que le visiteur découvrira en entrant dans l’exposition de l’artiste au Kunstmuseum Solothurn, s’inscrit dans le continuum de l’espace d’exposition et recycle une certaine rhétorique de la fonctionnalité. De prime abord, il est malaisé de distinguer où commence l’art et où se situent les limites du contenant architectural – ce que l’on peut considérer comme une réappropriation du white cube. Composé d’un escalier articulant plusieurs blocs et d’un pilier curieusement situé, Grand Hall relève d’une tendance à l’architecturation de la sculpture. Elle paraît à la fois inamovible et éphémère, évidente à la manière de La Lettre volée d’Edgar Allan Poe (1844) et, dans un second temps, sculpturale. L’artiste le formule avec davantage de précision : « Ce qui est dans un premier temps non spectaculaire comme élément d’architecture le devient ensuite comme sculpture » (14). Cela est également dû à une douce pénombre, qui contredit insensiblement son refus de l’illusionnisme, dont l’absence de marches sur l’escalier est un signe manifeste. Mais le parcours en diagonale que dessinent l’alignement du pilier qui ne supporte rien, l’escalier qui ne vient ni ne mène nulle part et la sortie de la salle, ce cheminement, témoigne aussi d’une volonté de transformer l’espace, pour « contaminer, introduire un virus dans l’architecture du musée » (15). Un autre champ d'investigation de Boris Rebetez est constitué de collages photographiques et de dessins, relevant d'une expression plus « mentale ». Les premiers sont élaborés à partir d’une mise en scène intuitive (16) d’images trouvées, puis collées le plus souvent en bandes horizontales pour former des paysages fictifs d’une même tonalité. Comme inspirés par le montage cinématographique, ces collages parfois labyrinthiques suggèrent une narration imprécise qui tient autant à la finesse des rapprochements formels (une sorte de sentier qui redouble la ligne d’un fragment d’architecture dans Ohne Titel, 2005, un dossier de chaise prolongé par une plaque de plexiglas bleu dans Ohne Titel, 2002, etc.), qu’à l’incertitude quant aux limites entre les zones collées. Dans les derniers dessins de Boris Rebetez, en particulier la série Environment and the establishment of life (2010) (17), la figuration est allusive, comme dans cet ensemble de barres diagonales semblant surgir du paysage, qui rappelle certaines esquisses de Claude Parent déclinant les principes de la « fonction oblique ». Mais, à cette exception près, les autres œuvres font preuve d’une volonté d’ « autodestruction du dessin » (18). La représentation du paysage est brouillée, « trouée » au moyen de taches de couleur géométriques, ou aux contours biomorphiques insaisissables. Enfin, Boris Rebetez pratique aussi la sculpture en se rapprochant du référentiel de l’objet. Ainsi, Uccellacci e uccellini (2008) – d’après le titre du film de Pasolini – est une cage à oiseaux, dont la morphologie cristalline asymétrique renvoie à certaines maquettes d’édifices constructivistes des années 20-30. Linéaire, cette structure tectonique, à facettes irrégulières, induit l’idée d’une construction à plus grande échelle. On se trouve dans la « périphérie "non architecturale" de l’architecture » (19), qui rappelle la remise en cause par Paul Virilio des plans verticaux, liés à la statique de la pesanteur. Il est aussi l'auteur d'une série de bronzes sur socles, qui reprend en volumes des détails de peintures de Fra Angelico, Gerard David, Giotto ou Mantegna. D’aspect pré-moderne (au sens de la fin du XIXe siècle), ces bronzes font preuve d’une anthropomorphisation de la nature reconstruite en atelier, d’une approche du naturel subrepticement architecturé par les artistes que cite Boris Rebetez. On renoue avec le concept d’intertemporalité que résume une formule de Paul Claudel : « La durée des œuvres est celle de leur utilité, c’est pourquoi elle est discontinue. Il y a des siècles pendant lesquels Virgile ne sert à rien ; mais tout ce qui fut et qui n’a pas péri à ses chances de revivre. » (20)



(1) Formule de l’artiste lors d’un entretien, dans son atelier, avec l’auteur, Basel, 3 avril 2010. (2) Clement Greenberg, « David Smith », dans Art et culture. Essais critiques, 1961, Beacon Presse, Boston, puis traduit par Ann Hindry, Macula, coll. « Vues » dirigée par Jean-Pierre Criqui et Jean-Michel Foray, Paris, 1988, p. 222. (3) Dont le représentant le plus emblématique est, selon Greenberg, David Smith. (4) Clement Greenberg, « La sculpture moderniste, son passé pictural », op. cit., p. 181. (5) Ibid. (6) Clement Greenberg, « La nouvelle sculpture », op. cit., p. 160. (7) Ibid. (8) Walter Gropius, « Réponse au questionnaire de l’Arbeitstrat für Kunst », 1919, texte reproduit dans Uwe Schneede (éd.), Die Zwanziger Jahre : Manifeste und Dokumente deutscher Künstler, DuMont, Cologne, 1979, puis repris partiellement et traduit par M. Passelaigue dans Anne Bertand et Anne Michel (dirs), Art en théorie. 1900-1990. Une anthologie par Charles Harrison et Paul Wood, Hazan, Paris, 1997, p. 305. (9) Lire à ce sujet Patrick Vérité, « Malevitch et l’architecture. À propos des "objets-volumo-suprématistes" », Cahiers du Musée national d’Art moderne, éd. Centre Pompidou, Paris, n°65, automne 98, p. 40-52. (10) Clement Greenberg, « Avant-garde et kitsch », op. cit., p. 13. (11) Brian O’Doherty, « Inside the White Cube : Notes on the Gallery Space », in Artforum, New York, 1976, repris dans Brian O’Doherty, L’espace de la galerie et son idéologie, JRP/Ringier, Zurich, coédition Maison Rouge, Fondation Antoine de Galbert, Paris, 2009, p. 36. (12) Daniel Buren, « Notes sur le travail par rapport aux lieux où il s’inscrit », prises entre 1967 et 1975, texte publié à l’occasion de l’exposition « Fond-Forme » au Centre d’art contemporain de Genève, 1976, repris dans Espèces d’espace, cat. d’expo, Grenoble, Le Magasin – Centre national d’art contemporain, 2008, p. 91. (13) Dont le titre ambigu rappelle celui de l’exposition de Boris Rebetez à Fondation de l’Abbatiale de Bellelay, « La Réception », 2008. (14) Entretien avec l’auteur, 3 avril 2010 (cité supra). (15) Ibid. (16) Au sens bergsonien du terme, qui associe dans l’intuition la durée, la multiplicité et l'hétérogénéité. Bergson distingue l'intelligence, qui « se représente ordinairement le nouveau comme un nouvel arrangement d'éléments préexistants ; pour elle rien ne se perd, rien ne se crée. L'intuition, attachée à une durée qui est croissance, y perçoit [par contre] une continuité ininterrompue d'imprévisible nouveauté ; elle voit, elle sait que l'esprit tire de lui-même plus qu'il n'a, que la spiritualité consiste en cela même, et que la réalité, imprégnée d'esprit, est création ». Henri Bergson, La Pensée et le mouvant. Essais et conférences, Paris, PUF, 1998, p. 30-31. (17) Le titre de cette série est inspiré d’une phrase d’Asger Jorn publiée dans L’Internationale situationniste, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1997. (18) Entretien avec l’auteur, 3 avril 2010 (cité supra). (19) Martine Bouchier, L’art n’est pas l’architecture. Hiérarchie – Fusion – Destruction, Archibooks–Sautereau éditeur, Paris, 2006, p. 8. (20) Paul Claudel cité par Hubert Damish lors d’une rencontre au Centre Pompidou le 12 décembre 2007 à l’occasion de la parution du n°100 des Cahiers du Mnam, dans le cadre de l’ « Histoire des Trente. 1977-2007 » organisée sous la direction de Marianne Alphant. L’enregistrement de cette rencontre peut être consulté sur le site www.centrepompidou.fr/histoiredestrente/spe.htm